« Juifs. Faire un article contre cette race, qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des françaises ; abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l’abolition de ce culte. Ce n’est pas pour rien que les chrétiens les ont appelés déicides. Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer... Par le fer ou par le feu, ou par l’expulsion, il faut que le juif disparaisse... […] La haine du juif comme de l’Anglais doit être notre premier article de foi politique. »
S’il avait été allemand et s’il été né un siècle plus tard, l’auteur de ces mots, celui qui couche sur le papier de son journal personnel une telle haine des juifs, aurait sans doute été nazi. L’histoire ne lui donnera pas cette occasion puisque, d’une part, il était français et, par ailleurs, il a suivi son antisémitisme dans la tombe en 1865. L’auteur de cette violente diatribe n’est autre que Pierre-Joseph Proudhon [1], un des plus grands théoriciens socialistes du XIXe siècle.
Proudhon est chrétien, certes ; c’est de là que vient la référence au peuple « déicides », un des fondements moyenâgeux de l’antijudaïsme chrétien. Mais il y a plus ; c’est dans la dernière phrase ; cette idée selon laquelle la haine du juif et de l’anglais est un objectif politique, un objectif prioritaire.
Le banquier juif
L’anglais dont il est question ici, c’est le protestant et, derrière le protestant, c’est le banquier, le financier, le capitaliste. L’anglais et le juif, donc, sont les archétypes des ennemis de classe, pour reprendre la terminologie marxiste, des socialistes tels que Proudhon. C’est parce que le juif incarne la société marchande, la finance apatride et l’exploitation capitaliste que sa destruction est un objectif politique. D’ailleurs, note Pierre Leroux [2] « les plus grands capitalistes de France ne sont-ils pas des Juifs, qui ne sont pas citoyens français, mais des agioteurs de tous les pays ? »
Charles Fourrier ne pense pas autre chose lui qui estime qu’« un tort plus grave chez cette nation, est de s'adonner exclusivement au trafic, à l'usure, et aux dépravations mercantiles. [3] » Peuple mercantile, encore, sous la plume d’Alphonse Toussenel dans son Les juifs rois de l'époque [4]. « Dévorée par une sorte de fièvre du gain » selon Jean Jaurès, cette nation juive qui « manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d'extorsion. [5] » Karl Marx lui-même, pourtant d’origine juive, ne note t’il pas que « la nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l'homme d'argent [6] » ?
C’est cette association entre le juif et la finance, la bourse, le profit et, en un mot, le capitalisme, que l’on va retrouver sous la plume de pratiquement tous les auteurs anticapitalistes du XIXe siècle et du début du XXe. Développée par les socialistes « de gauche », elle imprègnera, notamment via des auteurs comme Georges Vacher de Lapouge [7], les théoriciens anticapitalistes et nationalistes de l’extrême droite ; on la retrouve, intacte, dans La France juive d’Édouard Drumont (1886). C’est cette idée, cette forme bien spécifique d’antisémitisme qu’Auguste Bebel, président du SPD allemand au tout début du XXe siècle, qualifiera de « socialisme des imbéciles ».
Cruelle ironie de l’histoire
Les racines du mal plongent très loin dans notre histoire. Lorsqu’il apparait en Europe, au début du XIe siècle, l’antisémitisme n’est pas encore l’antisémitisme ; c’est un antijudaïsme, une question purement religieuse : on reproche essentiellement aux juifs, le « peuple déicide », de n’avoir pas reconnu le Christ. Mais, dès les premières croisades, apparaissent de nouveaux chefs d’accusation et notamment l’idée selon laquelle les juifs pratiquent l’usure, le prêt à intérêts.
La cruelle ironie de l’histoire c’est que c’est en grande partie vrai : la doctrine de l’Église proscrivant l’usure [8] et la jurisprudence rabbinique – en application du verset 23:20 du Deutéronome – l’autorisant, c’est tout naturellement que de nombreux juifs devinrent les financiers de l’économie chrétienne. C’est cet état de fait que reconnait Philippe-Auguste lorsqu’après avoir dépouillés et expulsés les juifs en 1182, il les rappelle en 1198 : ils sont tout simplement indispensables à la prospérité du royaume.
Naturellement, le succès des uns attisant la jalousie des autres, la haine du juif n’en sera que plus répandue et les persécutions s’enchaineront : c’est le quatrième concile du Latran, en 1215, qui imposera le port d’une marque distinctive aux juifs ; consigne appliquée en 1269 par Saint-Louis avec la rouelle [9]. Les juifs se verront régulièrement interdire l’accès à la plupart des métiers, se concentreront d’autant plus sur celui de banquier et se verront régulièrement spoliés de leurs biens pour avoir osé chercher à gagner leur vie. Les juifs et l’argent, ce mythe fondateur de l’antisémitisme européen, c’est une création de l’Église et des rois chrétiens.
L’honneur perdu des socialistes
Ainsi nait donc le véritable antisémitisme du XXe siècle, cette idée selon laquelle le juif, banquier et apatride, complote en secret pour établir sa domination sur le monde. C’est le terreau fertile du Protocole des sages de Sion, de l’antisémitisme athée et rationalisé qui deviendra une des pierres angulaires de la doctrine national-socialiste et, partant, de la solution finale.
Que le lecteur de se méprenne pas, il n’est pas question ici de dire que le socialisme est ontologiquement antisémite ou antijudaïque. Aussi vrai que de nombreux auteurs socialistes n’ont jamais laissé filtrer la moindre haine envers le peuple juif et l’ont même, comme Bebel, défendu avec courage, l’antisémitisme est une forme de racisme qui déborde largement le cadre du socialisme. Si Proudhon, Fourrier, Toussenel, Marx, Guesde, Jaurès et tant d’autres ont été antisémites c’est parce qu’ils ont amalgamé les juifs à leur ennemi naturel – le « capitaliste ».
Le déshonneur des socialistes est postérieur à cela. Il date de ce moment où, lorsque toute l’horreur du régime nazi et de la solution finale est apparue au grand jour, ils ont cherché, par tous les moyens, à nier la filiation directe qui existe entre l’antisémitisme nazi et les idées développées par les penseurs qui peuplent leur panthéon.
Une simple lecture de Mein Kampf est sans équivoque. Adolf Hitler, comme la plupart des dignitaires du régime nazi [10], développe exactement les mêmes arguments, les mêmes préjugés ; ils sont détaillés, noir sur blanc, au fil des discours et des livres de chevet du régime. Hitler, lui-même, résume : « rappelez-vous que c’est le Juif qui a inventé cette économie du mouvement perpétuel des capitaux et de leur entassement qu’on appelle le Capitalisme […]. L’économie moderne est une création des Juifs. Elle est entièrement et exclusivement dominée par eux. [11] »
Plus jamais ça
Les socialistes d’après guerre, trop heureux de rejoindre le camp des vainqueurs et de faire oublier le pacte germano-soviétique et la longue cohorte des ex-SFIO et autres anticapitalistes d’extrême droite qui ont pris fait et cause pour le régime de Vichy, ont bataillé, depuis des décennies, pour que cette vérité essentielle reste dans l’ombre ; pour que le piédestal de leurs héros ne soit jamais écorné. Ils ont nié l’évidence de toutes leurs forces [12] : si le nazisme était bien une forme de nationalisme c’était aussi – et surtout – une forme de socialisme ; un socialisme dont il héritait son antisémitisme meurtrier.
L’histoire est une science qui s’étudie dans quatre dimensions : le temps, l’espace, les hommes et les idées. Falsifier le rôle des idées, la manière dont elles se nourrissent les unes des autres, revient à falsifier l’histoire elle-même et interdit aux générations futures de capitaliser sur l’expérience du passé. Le mensonge par omission qui a consisté, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à taire ou à nier la véritable source idéologique du nazisme est non seulement un crime contre la mémoire mais aussi, et surtout, nous expose à reproduire les mêmes erreurs.
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[1] Pierre-Joseph Proudhon, Carnets, 26 décembre 1847.
[2] Pierre Leroux, De la ploutocratie (1843), chap. XXX.
[3] Charles Fourrier, Œuvres complètes, t. 6 Analyse de la civilisation (1848).
[4] Alphonse Toussenel, Les juifs rois de l'époque – histoire de la féodalité financière (1845).
[5] Jean Jaurès, Discours au Tivoli (1898).
[6] Karl Marx, Sur la question juive II (1843).
[7] Anthropologue antisémite qui développera notamment l’opposition entre « aryens » et « sémites » reprise par Drumont, Lapouge fût un des fondateurs du Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde, puis membre de la SFIO.
[8] Il faudra attendre le Concile de Bâle en 1431 pour que cette interdiction soit levée pour les chrétiens ; chez les musulmans, elle est toujours d’actualité.
[9] Un petit cercle d'étoffe jaune dont le port sur les habits est obligatoire.
[10] Et notamment les théoriciens socialistes qui ont inspiré la politique économique du régime comme Gottfried Feder et Werner Sombart.
[11] Adolf Hitler cité par Hermann Rauschning dans Hitler m’a dit (1939).
[12] L’étude du nazisme proposée par l’Éducation nationale en classe de 3ème évacue systématiquement le caractère socialiste du régime qui est présenté comme étant « antisémite, raciste et nationaliste ».